Le génocide au Rwanda a eu lieu du 7 avril au 4 juillet 1994.  L’ONU estime que quelque 800 000 Rwandais, en majorité Tutsi, ont trouvé la mort durant ces trois mois.

 

Jean Hatzfeld recueille les témoignages de ceux qui, en l’espace de quelques heures, bons voisins, bons pères de familles, sont devenus, de quelques claquements de doigts, les agents d’un massacre inédit.

 

« Une saison de machettes » est publié aux éditions du seuil (collection Points, 2003).

 

Jean Hatzfeld est journaliste et écrivain.

Il a séjourné plusieurs mois au Rwanda depuis le génocide, sur les collines de Nyamata, où il a recueilli les témoignages.

Il cherche la parole de ceux qui ont tué. Ces « monsieur tout le monde » qui, du jour au lendemain, prennent la machette pour tuer leur voisin Tutsie.

 

Des extraits vous sont présentés, ici, rassemblés en quelques "ingrédients" de ce que serait une abominable recette de la barbarie.

 

 

Une activité bien ordinaire….

 

« tuer des tutsis, je n’y pensais même pas quand on vivait en bonne entente de voisinage.

Même d’échanger des bousculades ou de mauvais mots, ça ne me semblait pas convenable.

Mais quand tout le monde a commencé à sortir la machette en même temps, j’ai fait pareil, sans m’attarder.

Je n’avais qu’à imiter les collègues et penser aux avantages.

Surtout qu’on savait qu’ils allaient quitter le monde des vivants pour de bon. Quand tu reçois un des ordres catégoriques, des promesses de bénéfices de longue durée et que tu te sens bien épaulé par les collègues, la méchanceté t’est bien égale pour tuer à tour de bras.

Je veux dire que tous ces sentiments consorts et leurs belles paroles te tirent naturellement ».


« Un génocide ça se montre bien extraordinaire pour celui qui arrive par après, comme vous.

Mais pour celui qui s’est fait embrouiller des grands mots des intimidateurs et des cris de joie des collègues, ça se présentait comme une activité habituelle ».

 

Une sauvagerie captivante

 

« On ne voyait plus des humains quand on dénichait des tutsis dans les marigots. Je veux dire des gens pareils à nous, partageant la pensée et les sentiments consorts.

La chasse était sauvage, les chasseurs étaient sauvages, le gibier était sauvage, la sauvagerie captivait les esprits ».

 

Méconnaitre la méchanceté qui est en soi

 

« C’est comme si j’avais laissé un autre individu prendre mes propres apparences vivantes, et me manies de coeur, sans aucun tiraillement d’âme.

Ce tueur était bien moi pour la faute commise et le sang coulé, mais il m’est étranger pour sa férocité.

Je reconnais mon obéissance de cette époque, je reconnais mes victimes, je reconnais ma faute ; mais je méconnais la méchanceté de celui qui dévalait des marais sur mes jambes, avec ma machette dans la main.
Cette méchanceté était comme celle d’un autre moi au cœur lourd.

Les changements les plus graves de ma personne étaient mes parties invisibles, comme l’âme ou les sentiments consorts ».

 

Le temps a proposé de la bravoure pour remplacer leur peur.

 

« Il y en a qui ont débuté les chasses avec bravoure et qui les ont terminées avec bravoure.

D’autres qui n’ont jamais montré de bravoure et qui ont tué par obligation. D’autres à qui le temps a proposé de la bravoure pour remplacer leur peur.
Il y a un grand nombre qui montraient de la bravoure quand ils travaillaient, et de la peur dès que la tuerie cessait. Ils se chauffaient dans la mêlée, simplement.
Il y en a qui évitaient les cadavres et d’autres qui se répandaient dans les marais, ça pouvait vous enhardir, ou vous accabler et vous freiner.

Mais le plus souvent, ça vous habituait ».

 

Si tu te sens poussé et tiré… Tu y vas sans plus de gêne.

 

« Tuer, c’est très décourageant si tu dois prendre toi-même la décision de le faire, même un animal.

Mais si tu dois obéir à des consignes des autorités, si tu as été convenablement sensibilisé, si tu te sens poussé et tiré ; si tu vois que la tuerie sera totale et sans conséquences néfastes dans l’avenir, tu te sens apaisé et rasséréné.

Tu y vas sans plus de gêne ».

 

Le besoin de tuer.

 

« L’homme peut s’accoutumer à tuer, s’il tue sans s’arrêter.

Il peut même se convertir en animal sans y prêter attention.

Il y en a qui se menaçaient entre eux, quand ils n’avaient plus de Tutsis sous la machette.

Sur leur visage, on devinait le besoin de tuer.
Mais pour d’autres, au contraire, tuer une personne faisait entrer une portion de peur dans leur cœur. Ils ne la sentaient pas au début, mais par après elle le tourmentait.

Ils se sentaient peureux ou dégoutés.

Il y en a qui se sentaient lâches de ne pas tuer assez il y en a qui se sentaient lâches d’être obligés de tuer ».

 

Ne plus considérer ni la mort ni la vie.

 

« Moi, je n’avais pas peur de la mort ; d’une certaine façon, j’oubliais que je tuais des personnes vivantes.

Je ne considérais plus ni la mort ni la vie.

Mais c’est le sang qui me faisait peur.

C’était odorant et dégoulinant.

Le soir, je me disais : après tout, je suis un homme empli de sang, tout ce sang qui gicle apportera du malheur, une malédiction.

La mort ne m’alarmait pas, mais ce trop de sang, ça oui, beaucoup ».

 

Imiter les anciens.

 

« Un garçon qui avait assez de forces dans les bras pour tenir fermement la machette, si son frère ou son père l’emmenait dans le groupe, il imitait et s’accoutumait à tuer.

L’âge ne le gênait plus. Il s’habituait au sang.

Ça devenait une activité ordinaire, puisqu’elle était celle de nos ainés, et de toute le monde.
Au contraire, un jeune garçon pouvait se montrer plus à l’aise qu’un vieillard d’expérience, parce que la mort le touchait de plus loin. .. il se fichait de ses dangers, et regardait la mort comme une distraction ».

 

Exécuter un programme répété pour que les têtes n’aient plus un mot à dire.

 

« celui qui était lancé la machette à la main, il n’écoutait plus rien.

Il oubliait tout et en premier lieu son niveau intellectuel.

Ce programme répété nous dispensait de réfléchir à ce qu’on faisait.

On allait et on revenait, sans croiser une idée.

On chassait parce que c’était le programme de nos journées, jusqu’à ce qu’il soit terminé.

Nos bras commandaient nos têtes, en tout cas nos têtes ne disaient plus leur mot».

Devenir de plus en plus tueurs.

 

« On devenait de plus en plus méchants, de plus en plus calmes, de plus en plus saignants. Mais on ne voyait pas qu’on devenait de plus en plus tueurs.

Plus on coupait, plus ça nous devenait naifs de couper.

Pour un petit nombre, ça devenait régalant, si je puis dire.

Le soir, tu pouvais rencontrer un collègue qui t’interpellait : toi, mon ami, tu m’achètes une primus, sinon, je te coupe le crâne, car je suis friand de ça, à présent ».

 

Etre encouragés au début, puis, continuer le boulot.

 

« On début des tueries, on faisait vite et on rasait parce qu’on était acharnés.

Au milieu des tueries, on tuait nonchalamment.

Le temps et la victoire nous encourageaient à trainailler.

Au début, on pouvait se sentir plus patriotique ou plus méritant quand on réussissait à atteindre des fuyards.
Par la suite, on était abandonnés de cette catégories de qualités.

On n’écoutait plus les bons mots des radios et des autorités.
On tuait pour continuer le boulot.

Certains se montraient fatigués de ces corvées de sang.

D’autres s’amusaient à faire souffrir les tutsis qui les avaient fait suer tous ces jours ».

 

Savoir qu’on en tirera du bénéfice.

 

« puisque je tuais souvent, je commençais à sentir que ça ne me faisait rien.

Je ne saisissais pas de plaisir, je savais que je ne serai s pas puni, je tuais sans conséquences, je m’adapta sans problème.

Je partais le matin sans gêne, j’étais pressé d’aller, je savais que le travail et le résultat étaient bénéfiques pour moi, c’est tout.
Pendant les tueries, je ne considérais plus rien de particulier dans la personne tutsie sauf qu’elle devait être supprimée.

Je précise qu’à partir du premier monsieur que j ‘ai tué jusqu’au dernier, je n’ai regretté personne ».

 

Une activité plus égayante que le labeur quotidien.

 

« pour celui qui arpente la pente de la vieillesse, cette période de tueries était plus éreintante que la période de la houe.

Car il fallait grimper par-delà les collines, et courir dans la vase après les fugitifs. Les jambes surtout étaient maltraitées.
Au début, c’était une activité moins répétitive que les semailles.

Elle nous égayait, si je puis dire.

Par après, elles étaient devenues tous les jours pareille.

Plus que tout, ça nous manquait de rentrer manger à midi ».

 

De meilleures conditions de travail.

 

« tuer était moins échinant que cultiver. Dans les marais, on pouvait trainer des heures à chercher quelqu’un à abattre, sans se retrouver pénalisé.

On pouvait s’ombrager et bavarder sans se sentir fainéants.

Le programme de la journée ne durait pas, comme aux champs.

On rentrait à 15 heures pour garder du temps de pillage.

On s’endormait le soir en sécurité, sans plus aucun souci de sécheresse.

On avait oublié nos tourments de cultivateurs.

On mangeait copieusement de la nourriture vitaminée ».

 

Une activité plus rétributive

 

« Les tueries pouvaient être assoiffantes, éreintante, et souvent dégoutantes. Toutefois, elles étaient plus fructifiantes que les cultures. Surtout pour celui qui possédait une maigre parcelle ou une terre aride.

Pendant les tueries, n’importe qui avec des bras forts rapportait à la maison autant qu’un négociant de renom.

On ne savait plus compter les tôles qu’on entassait… les femmes étaient satisfaites de tout ce que ça rapportait.

Elles ne prononçaient plus de complaintes ».

 

Un bon « cadre » qui supprime les hésitations.

 

« C’était une activité obligatoire.

Il y avait une équipe spéciale de garçons excités qui étaient chargés de ratisser les maisons de ceux qui voulaient se dissimuler.

On avait plus peur de la colère des autorités que du sang qu’on faisait couler. Mais au fond, on n’avait peur de rien.
Je m’explique. Quand tu reçois un ordre nouveau, tu hésites, mais tu obéis, sinon, tu risques.

Quand tu as été sensibilisé comme il faut par les radios et les conseils, tu obéis plus facilement mêmes si l’ordre est de tuer tes avoisinants.

La mission d’un bon encadreur, c’est de supprimer tes hésitations quand il te donne ses ordres.

Par exemple, quand l’encadreur te monter que l’acte sera total et sans conséquences fâcheuses pour personne de vivant, tu obéis encore plus facilement sans te préoccuper de rien.

Tu oublies toutes les peurs et punitions consorts ».

 

L’habitude de tuer.

 

« au début, c’était obligatoire. Par après, on s’est habitués.

On est devenus naturellement méchants.

On n’avait plus besoin d’encouragements ou d’amendes pour tuer, ni même de consignes ou de conseils.

La discipline était relâche parce qu’elle n’était plus indispensable.
Je ne connais personne qui a été frappé parce qu’il refusait de tuer ».

 

Pas de paroles désobligeantes.

 

« Plus on voyait des gens mourir, moins on pensait à leur vie, moins on parlait de leur mort. Plus on s’habituait à prendre goût, plus on se disait en son for intérieur que, puisqu’on savait le faire, on devait bien le faire jusqu’au dernier des derniers.

C’était une optique finale qui allait de soi, dans un fort brouhaha de cris : mais sans paroles désobligeantes ».

 

La peur de se retrouver seuls.

 

« Quand les tueries commencent, on se trouve moins gêné à manier la machette qu’à recevoir les moqueries et gronderies.

Cette vérité est impossible à comprendre pour celui qui n’était pas à nos côtés.
Voilà ce que je veux dire.

Dans le brouhaha de tueries, la mise à l’écart n’est pas vivable pour une personne, puisque la personne ne rencontre plus que les dos de ses avoisinants avec qui parler des préoccupations ordinaires.

Etre seul est trop risquant chez nous. Donc, la personne s’élance au signal, et prend sa contribution, même si la contrepartie est le sanglant ouvrage que vous connaissez ».

 

Etre débarrassé de ses questions personnelles.

 

« c’étaient des tueries bien accommodées, elles nous semblaient profitables.

On était obéissants et encouragés en cette nouvelle situation propice.

On a commencé, on s’est accoutumés, on s’est contentés.

Le cultivateur qui descend dans son champ, il se demande en chemin pourquoi il va piquer des haricots ou du mais.

Le professeur qui pénètre dans son école, il réfléchit qu’elle leçon il va tirer à sa classe. Le mécanicien, il choisit la pièce du moteur qu’il va fourbir.

Mais le tueur des marais, il est débarrassé de questions personnelles.

Il se démène dans ses activités.

Il suit des collègues et poursuit ses victimes, il compte ses richesses.

Nombre de nos pensées étaient vides et leur souvenir pareillement».

 

Penser à l’avenir

 

« Après la chute de l’avion, on discutait de groupe en groupe de l’élimination de tous les tutsis.

Mais pour moi, ces mots ne sonnaient pas authentiques, je pensais seulement à des tueries prochaines.

Le soir du massacre dans l’église, la gravité a basculé de fond en comble, j’ai compris que paroles et gestes s’étaient accordés. Les gestes se promettaient définitifs et les paroles inutiles.
Tu pouvais te sentir gêné de cette activité qui t’attendait dans le marais.

Mais tu chuchotais : ce boulot va s’accomplir complètement, si je n’apporte pas ma quote-part, je serais un défaitiste aux yeux de l’avenir, c’est trop pénalisant. Donc, tu talonnais tes collègues, tu faisais sans mot dire, et par après tu t’habituais et tu blaguais comme auparavant. Mais dire des mots vrais sur cette situation, c’est en tout cas risquant ».

 

 

 

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